6 mars 2018.
« Merhaba », lance-je fièrement à la douanière en lui tendant les papiers. C’est le mot turc le plus facile à retenir, avec « tamam » (ok, d’accord) et « bira » (ne se traduit pas pour le moment). Les kets lèvent à peine la tête, absorbés qu’ils sont par l’épisode de « C’est pas sorcier » sur les cheminées de fées de la Cappadoce, quand il s’agit de contrôler leur identité. Les formalités sont rondement menées, la route est bonne (attention aux radars) et la ville d’Edirne n’est pas loin. L’accès au parking gardé qui jouxte l’imposante mosquée est aisé et l’accueil y est cordial : ce n’est pas la première « caravan » qui s’arrête ici. Avec mes trois mots de turc, la conversation est vite terminée et nous partons dans le centre-ville pour tirer des devises, se connecter au monde entier (on va commencer par 9 GB chez Vodafone) et manger des pides (pizzas turques) dans un resto propre et bien tenu qui diffuse les informations en continu. Et les kets de demander si « c’est pour du vrai » les images de l’armée, de l’accident de la route et de l’effondrement de terrain. Le centre est animé et la nuit le sera tout autant, c’est l’occasion d’expliquer aux kets qu’un monsieur va parler très fort dans un micro pendant la nuit pour l’appel à la prière. Il faudra prévoir le « C’est pas sorcier » sur les religions pour le prochain long trajet.
7 mars 2018.
Le muezzin nous a bien rappelé cette nuit que nous sommes en contrée musulmane, quoi qu’en pensent certains, et qu’on ne sert pas de bière ni de vin dans les restaurants de cette petite ville, presque sainte. Vers cinq heures du matin, il attaque avec un puissant appel à la prière, puis susurre une petite chanson douce comme pour se faire pardonner. Le comble, c’est que les kets n’ont rien entendu. Même pas le camion qui est venu se garer pile à côté de nous alors que le parking était désert. Au moins, ils sont en pleine forme pour s’atteler à l’ouvrage : après un week-end prolongé de quatre jours de route, c’est la reprise de l’école. L’unique règle est simple et vite assimilée : le programme est défini de manière univoque par les parents (qui suivent le programme établi par l’école, merci les profs) et les kets doivent le suivre, sans moufter. S’ils terminent rapidement, ils ont plus de temps pour les visites, les ballades et les jeux. Sinon, les jeux sont sacrifiés. Mais pas les visites et les ballades, nous sommes là pour ça après tout.
Et c’est donc à la majestueuse mosquée Selimyi que nous consacrons le reste de la matinée. Construite en 1575 par l’ambitieux architecte Silan, la mosquée est dotée de quatre minarets qui culminent à 70,80 mètres de haut, et d’une imposante coupole de 31,30 mètres de diamètre portée par huit piliers monumentaux, offrant à l’intérieur un volume impressionnant pouvant accueillir quelques six mille fidèles ou autant de visiteurs, mais pas en même temps. Après avoir récupéré un peu d’eau à la fontaine, nous mangeons un kebab arrosé d’ayran, sorte de lait fermenté très bon pour la santé (en tout cas meilleur que les sodas et les boissons alcoolisées), puis nous quittons la ville non sans s’arrêter au garage Ford pour monter les bavettes de protection à l’avant du CC, que j’avais commandée sur Transit Center. Mieux équipé que moi (euh, on se comprend), le mécano règle cela en quelques minutes, gracieusement de surcroît. Nous descendons ensuite la péninsule de Gallipoli jusqu’au Kabatepe Memorial Center que nous visiterons demain matin, après l’école. Les quatre gardiens tenteront en vain de nous déloger du parking du musée, mais comme j’avais déjà décidé de m’ouvrir un Orval (mon jeune beauf est un héros), hors de question de bouger de là !
8 mars 2018.
La nuit fut bonne et calme, mis à part ce chien qui est venu hurler à la mort pendant dix minutes à côté du CC, sans doute avait-il senti les dernières effluves de l’Orval qui se dissipaient. Après le petit-déjeuner, les kets vont à l’école sans rechigner, chacun à une table, d’où l’intérêt de la configuration « double dînette » du CC.
Puis nous allons visiter le Musée et Centre de Promotion de Kabatepe qui retrace, la sanglante bataille des Dardanelles lors de la Première Guerre Mondiale, en 1915, qui visait au contrôle de la péninsule de Gallipoli, et donc du trafic maritime dans le détroit des Dardanelles, et par la même occasion, vers la mer de Marmara et surtout vers la mer Noire. La bataille, terrestre et navale s’est soldée par un échec cuisant pour les forces alliées, malgré les grands renforts des forces armées de l’ANZAC (Australian and New Zeland Army Corp) et aura permis à un jeune commandant, Mustafa Kemal, de se faire un nom et une réputation qui lui vaudront de diriger le pays quelques années plus tard et d’en devenir le père fondateur. Le musée présente nombre d’objets et de reconstitutions d’époque, ainsi qu’un spectacle numérique qui se succède dans onze salles avec effets sonores et visuels parfois impressionnants. Nous avions reçu des écouteurs avec traduction simultanée mais le français était … écrasé par le turc.
Après cette visite instructive bien que sans doute légèrement partiale, nous retraversons la péninsule jusqu’à Eceabat où nous prenons le ferry vers Canakkale. Après la traversée, sur une mer d’huile, nous nous mettons à la recherche d’une bouteille de gaz supplémentaire pour améliorer notre autonomie. Grâce aux « Duduexpress » et aux « Un tour à cinq », nous savions que certaines bouteilles de gaz turques ont le même raccord que certaines bouteilles de gaz belges et françaises (en l’occurrence le raccord type G2, filet extérieur ou TS). Pas évident par contre de trouver une bouteille pas trop pourrie : celles qu’on me présente dans quelques boutiques ont plus de vingt ans. Finalement, je trouve un vendeur de la marque Aygaz qui a une bonne bouteille dans le coffre de sa voiture, il me la vend, m’aide à l’installer et à vérifier que tout fonctionne, et voilà nous repartons avec 26 kg de chargement en plus, sur la bonne route qui mène à Troie. Tiens au fait : « Troia in Asia est » (c’est pour toi, Pauline) pour ceux qui se souviennent de leur première leçon de latin. Nous sommes sur le continent Asiatique !
9 mars 2018.
Nous avons passé la nuit au camping Troia Pension, situé à quelques centaines de mètres du site historique de Troie. Nous n’avons toujours pas accusé le coup des deux heures de décalage horaire, de sorte que nous n’arrivons sur le site qu’en fin de matinée. Les ruines sont complètement déglinguées, mais nous voulions absolument les montrer à Valentin, passionné par l’Iliade, dont il a bien retenu tous les personnages grâce à son professeur d’école. Maintes fois racontée et certainement connue de tous, l’histoire du fameux cheval de Troie nécessite sans doute un petit résumé pour certains.
En bref, Héra, Athéna et Aphrodite se lancent dans un concours de Miss Déesse. Pâris, le fils cadet du roi de Troie, qui devait remettre le premier prix, se laisse berner par Aphrodite qui lui a promis l’amour de la belle Hélène, pourtant déjà mariée au roi Ménélas, en échange du premier prix : une pomme d’or. Pâris, bien décidé à ne pas se contenter d’un amour platonique, séquestre (plus ou moins, car les mauvaises langues disent qu’elle ne demandait pas mieux) Hélène à Troie, provoquant le siège de sa ville par Ménélas, aidé par son pote Agamemnon, un autre roi qui passait par là. Après neuf ans de siège, Agamemnon se dit que ça commence à faire long et sort l’idée de la décennie : envoyer un grand cheval en bois à son homologue Priam, cheval dans lequel sont cachés ses meilleurs guerriers, dont Brad Pitt, tandis qu’entre-temps, Hélène a déjà épousé Déiphobe après que Pâris eut été occis. Certes, cette version n’est peut-être pas la plus officielle ni la plus complète, car j’ai trouvé pas mal de variantes, mais il est évident qu’ils surclassaient allègrement « Plus belle la Vie » en terme de rebondissements, comme cela se traduit par l’histoire de la ville, construite en neuf phases successives à partir de l’an 3.000 avant J.C.
Après la visite, nous décidons de rester une nuit de plus, comme ça les kets peuvent jouer à la baballe dans le jardin tandis que nous occupons déjà de la première lessive.
10 mars 2018.
Une bonne petite nuit bien pourrie comme il nous en attend d’autres, nous avons eu droit aux appels à la prière, aux coqs, aux vaches et aux chiens, mais pas tous en même temps. Le linge n’est toujours pas sec et nous avons du mal à décoller, nous levons le camp alors que le soleil est au zénith, l’occasion de mettre l’airco et de remarquer qu’il ne fonctionne pas du tout et qu’il y a comme un bruit de disjoncteur ou de fusil à air comprimé dans le moteur. Le verdict dans le premier garage Ford officiel que nous croisons sera sans appel : c’est soit la recharge du gaz, soit le compresseur, soit les deux. De toute manière, il faudra attendre lundi (c’est samedi), donc nous continuons jusqu’à Bergame pour un bivouac qui s’annonce être du même acabit que le dernier, des motos en prime.
11 mars 2018.
J’avais naïvement cru que, comme nous étions assez loin de la première mosquée, nous échapperions à l’appel nocturne. Que nenni, si tu ne vas pas à la mosquée, la mosquée viendra à toi : l’appel est relayé par des haut-parleurs à quelques mètres de notre bivouac, réveil polyphonique garanti. Pas grave, ça donne l’impression que la grasse matinée dure une éternité. Nous laissons le CC sous bonne garde (nous avons passé la nuit sur le parking du téléphérique) et descendons à pieds vers la Basilique Rouge, construite à une époque pendant laquelle d’autres dieux devaient être vénérés par ici.
Nous profitons d’être dans le centre-ville pour déambuler dans les petites ruelles jusqu’à la vielle porte sud, perdue au milieu d’un terrain vague nauséabond. C’est en taxi que nous montons à l’Acropole qui surplombe la ville, ce qui nous permettra de redescendre à pieds. Le site est accessible en voiture et même en CC, mais depuis la construction du téléphérique, un morceau de la bonne route a été coupé, ce qui contraint les véhicules à emprunter une rue étroite, courbe, en pavés et d’une pente à 10 pourcents sur une bonne centaine de mètres, qui est interdite aux bus et camions. Le site historique est très étendu et mérite le détour rien que pour la vue sur la ville d’un côté et sur le lac de retenue d’eau d’un barrage de l’autre côté. L’agora centrale et son temple de Trajan, partiellement reconstruit permettent déjà d’apprécier la magnificence des bâtisseurs qui avaient réalisé un aqueduc long de 45 km pour l’approvisionnement en eau de la cité.
De là part un cheminement qui longe les soubassements voûtés de la cité et qui mènent dans le haut du théâtre vertigineux dont la scène se trouve 50 à mètres plus bas. Çà et là, nous trouvons un beau petit tas de pierres taillées, regroupées sur le lieu de leur découverte, à côté de l’ouvrage partiellement reconstruit, conformément aux principes rigoureux et bien connus de l’anastylose. A la fin de la visite, nous croisons surtout un tas de gros serpents dissimulés dans les hautes herbes, de quoi alimenter les carnets de route que les kets rédigent chaque jour.
12 mars 2018.
Nous levons le camp assez tôt pour arriver dans la matinée au premier garage Ford d’Izmir, la troisième ville du pays. Le diagnostic confirme la panne du compresseur de la clim, mais après c’est un peu la confusion : une fois la pièce de rechange est là, une fois il faut attendre 3 heures, mais la réparation sera finie à 18h bien qu’il ne soit pas possible de me remettre un devis officiel avec la référence de la pièce à changer que je retrouve sur le net pour quart du prix annoncé. Le temps que les kets terminent leurs leçons du jour (la grosse dose) et une partie de jeu vidéo style GTA sur PS3, je décide de lever le camp et de remettre la réparation de l’airco dans d’autres mains.
Nous repartons alors en direction d’Ephèse et nous nous installons sur le parking du site historique avec l’espoir de ne pas en être délogés pendant la nuit.
Edito : à 00h23, Catherine me secoue frénétiquement (l’épaule), et m’annonce avec fatalisme « ils ont toqué ». Effectivement, après avoir ôté mes boules quies, j’entends des boums-boums et même le klaxon de la police. Comme j’ai mon beau caleçon rose, j’enfile vite un pantalon avant de sortir. Les deux énergumènes sont surexcités, je leur fais signe de parler moins fort. L’un tape la porte et crie « OPEN ». Même pas rêve, fieu, les kets dorment et Catherine a mis son horrible pyjama en flanelle. L’autre me demande mon passeport, puis tourne les talons en disant « Good night ». Merci mais c’est rapado.
13 mars 2018.
C’est un ciel couvert et un temps pluvieux qui nous attend au réveil après cette nuit agitée. Nous en profitons pour étendre la séance scolaire jusqu’à l’arrivée du soleil. Nous voici enfin sur les ruines d’Ephèse, site majeur de Turquie si pas du Monde Antique, qui se redécouvre à notre époque au travers d’une forêt de perche à autoportrait. Il n’y en avait pas lors de ma première visite, il y a vingt ans.
Par contre, il y avait déjà cette fascinante bibliothèque de Celsus, dont la façade travaillée mérite à elle seule le voyage, contrairement au théâtre, rénové à renfort de béton, dont on ne prend désormais plus que la mesure, 154 mètres pour accueillir 24.000 spectateurs, à défaut de l’âme. Ô rage, ô désespoir … Nous repartons pour s’arrêter dans un garage Ford d’où nous sortirons sans airco mais avec un cerf-volant en plastoc pour chacun de nos kets. Nous poursuivons par la visite bien plus réjouissante du site de Nysa perdu entre les oliviers et resté à l’écart du tourisme de masse, dont le théâtre et le stade s’intègrent parfaitement au terrain naturel. Nous empruntons ensuite la route rugueuse qui fait le détour jusqu’à Aphrodisias, la cité d’Aphrodite, le « domaine de la beauté », tout un programme.
14 mars 2018.
Cette nuit, nous n’avons pas été réveillés par des policiers pour nous dire que tout va bien, mais par de fortes odeurs de gaz émanant du frigo. Pour mémoire, ce dernier est tri-mixte, c’est à dire qu’il fonctionne soit sur 12V (en roulant) soit sur 230V (branché sur secteur) soit sur le gaz (en bivouac). Assez flippant donc, surtout qu’il y a une flamme nue au niveau du brûleur (ben oui, il faut chauffer pour faire du froid). Au petit matin, l’odeur persiste malgré la ventilation forcée, j’arrête le frigo et je ferme la bonbonne de gaz le temps de l’école et de la visite d’Aphrodisias. Bon, concentrons-nous sur ce qui est important : notre bonne petite Aphrodite.
La ville qui portait son nom se voulait un centre de beauté et de raffinement, bien plus élaboré qu’Ephèse avec ses latrines publiques où l’on se soulageait en rang d’oignons, juste à côté du temple de Priam (dieu de la fertilité), bref la maison close. Ici ce qu’on retient surtout, c’est ce côté paisible et confortable qui se dégage de l’immense stade, du petit odéon et du Tétrapylon immaculé.
Tout ça est bien joli mais ne solutionne pas le problème du frigo. Je trouve un aménageur artisanal mais pro de camping-car basé à Izmir, grâce au gérant d’une agence de location de camping-car d’Antalya. Le technicien spécialisé en Dometic, la marque de notre frigo tri-mixte, est là et pourra nous aider encore aujourd’hui. Il faut refaire 200 km en arrière, mais c’est sans aucun doute notre seule chance d’arranger ce souci avant notre retour en Europe. Trois heures plus tard, nous voilà donc dans un zoning industriel avec Isa, le gérant, et son technicien. Ils vérifient d’abord qu’il n’y a pas de fuite sur le circuit de gaz du frigo, mais constatent comme nous qu’il y a une odeur de gaz. En fait, ce sont les gaz de combustion qui s’infiltrent dans l’habitacle. Ils proposent de resserrer les joints avec un isolant pour diminuer ce problème. La combustion n’est peut-être pas parfaite, mais au moins les résidus s’évacueront par la grille extérieure et plus dans le CC. Il est trop tard pour cela, mais nous pouvons dormir devant l’atelier.
15 mars 2018.
Génial, nous n’avons pas été réveillés par le muezzin, ni par les motos, ni même par les chiens ou la police, mais par l’alarme de la maison de mon Papa : j’avais oublié d’éteindre mon GSM de Belgique. Ce n’était qu’une fausse alerte, fort heureusement. L’isolation des joints est vite terminée, nous offrons du chocolat en guise de salaire, le gérant refusant de se faire payer. Il nous recommande un spécialiste en climatisation, situé dans un zoning de réparateurs automobile en tous genres. Le technicien est informé de notre arrivée et se met rapidement à l’ouvrage.
Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais en moins de dix minutes, l’air soufflé était bien froid. Bref, deux soucis à surveiller, mais réglés pour le moment. Nous repartons le cœur léger, pour Pamukkale où nous arrivons en fin de journée, de sorte que nous trouvons une place pour la nuit pile en bas de cette célèbre montagne blanche.
16 mars 2018.
Longue séance scolaire ce matin, les pages d’arithmétique défilent, de même que les mots de la dictée hebdomadaire. Il paraît que je cote plus sévèrement que Madame. Ce n’est que dans l’après-midi que nous franchissons les grilles du site de Pamukkale, qui ne se limite pas à cette montagne de calcaire bien blanc qui ressemble à du chou-fleur, selon Alexis. Catherine a déjà préparé son bidon de Viakal, n’est-elle pas mignonne, tandis que Valentin cherche les poissons dans les bassins où nous déambulons pieds nus.
Je vais vous passer les envolées lyriques et les détails dithyrambiques, nous avons franchement adoré la visite, tout simplement. Certes, de nombreuses vasques de travertin sont vides, mais la magie des lieux n’opère pas moins, surtout que, venant de l’entrée basse, nous avons site quasi pour nous seuls, tandis que les groupes se concentrent sur les bassins de l’accès supérieur, que nous mettons bien trois quarts d’heure à rejoindre.
Le site romain de Hierapolis qui nous attend sur ce plateau n’est pas en reste. De la nécropole, du théâtre et même de la Porte de Domitien, délaissés par les groupes, se dégage une grande sérénité qui nous a carrément charmé. Nous avons du mal à décrocher et c’est sous le soleil couchant que nous rentrons dans nos pénates.